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Conférences et interview
L'atelier-conférence animé par Bruno Latour à Saint-Junien (extrait partagé pendant l'atelier 1, 17:37 jusqu'à 29:25).
L’interview sur France Inter le 7 janvier 22 : Bruno Latour : "Les écologistes ne peuvent pas espérer mobiliser sans faire le travail idéologique"
L'émission du 23 février 2022 :
Enquête
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Le kit de l'enquêteur.
Pensée en action : enquêter avec d'autres
> 15 min animé par Loïc Chabrier+ On s’installe autour de la boussole en mode feu de camp. On va partager quelques extraits de la conférence de Bruno Latour et Vinciane Despret qui a eu lieu à la Scène nationale Carré-Colonnes le samedi 26 mars 2022, en visio. Bruno et Vinciane nous raconte ce que signifie enquêter en tant que citoyen-expert dans l’expérimentation “Où atterrir ?”, et ouvre des pistes pour s’adresser à celleux qui peuplent nos boussoles, et qui seraient susceptibles de nous aider.
Bruno Latour : “Ce qui nous intéresse dans l’enquête ce n’est évidemment pas que chacun d’entre vous deviennent ethnologue, sociologue, économiste, anthropologue de la situation que chacun de vous a commencé à explorer.
…
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Il faut savoir qu’en général, la règle générale, c’est que les gens adorent être interrogés. Je dis ça pour que les participants ne soient pas intimidés par la notion d’enquête. Il ne faut pas avoir peur, Vinciane a raison.
D’abord, au début, c’est peut-être toujours un peu difficile, il y a toujours des moments un petit peu compliqués : “de quoi vous mêlez-vous ?” Et très vite, les gens se mettent à parler des heures.
…
Bruno Latour : “… le point fondamental c’est que pour nous, l’enquête est un moyen et pas la fin. Si on était dans un cours de sciences sociales, évidemment ce serait la fin : on rendrait un rapport, on rendrait un article, on rendrait une thèse, peu importe. Mais là c’est pas du tout ça, c’est pour ça que le niveau de ce que nous attendons des enquêtes n’est pas du tout la même chose : c’est une exploration des points qui permettent de rendre réaliste, plus réaliste disons, ce qui commence par un souci et qui permet, d’après notre expérience, et c’est ce que nous espérons, qu’à chaque fois que s’ajoute un élément dans la liste des êtres que l’enquête révèle, se constitue aussi une capacité d’action, c’est-à-dire que plus il y a d’être repérés grâce à l'enquête, plus la capacité d’action devient réaliste, disons.”Famille de protocole- Pensée en action
Modalité de groupe- En grand groupe
EspaceAction
> 1h d’échanges sur l’enquête avec Bruno Latour et Vinciane Despret animé par Chloé Latour, le samedi 26 mars 2022 à la Scène nationale Carré-Colonnes de Saint-Médard-en-Jalles
Bruno Latour : “Ce qui nous intéresse dans l’enquête ce n’est évidemment pas que chacun d’entre vous deviennent ethnologue, sociologue, économiste, anthropologue de la situation que chacun de vous a commencé à explorer.
C’est pourquoi “enquête”, on utilise aussi le mot de collecte, c’est simplement dans l’idée très simple qu’il faut pouvoir, en tâtonnant, repérer les connexions : celles dont on ne se doutait pas qu’elles étaient si proches, celles dont on ne se doutait pas qu’elles étaient si contradictoires, si controversées, si dangereuses même parfois. Donc c’est plutôt une espèce de cartographie, un peu, même grossière, des enjeux du sujet que vous êtes en train d’explorer.
On n’est pas du tout, et c’est pour ça l’originalité de la procédure dans laquelle vous êtes, ce ne sont pas des spécialistes des sciences sociales ou des géographies qui vous étudient, vous. C’est pour ça que c’est tout à fait différent de la pratique habituelle de l’enquête en sciences sociales, c'est une enquête inversée en quelque sorte, c'est-à-dire que c’est tout le but de l’opération de “Où atterrir ?”, c’est des praticiens, ce que nous appelons des citoyens experts, qui d’eux mêmes commencent à tâter les différentes sources d’information qui permettraient de définir leur souci, leur caillou de façon plus précise. Pourquoi ? Parce qu’à chaque fois que l’on repère un nouvel élément, disons qui devient plus précis dans la description qu’on se donne de son sujet de préoccupation, on se donne des capacités d’agir.
Je prends un exemple dans un des sujets de vos prédécesseurs : quelqu’un qui travaillait sur la question du bruit, par exemple, qui souffrait vraiment du bruit, qui en avait fait son caillou, commence à faire son enquête, et très rapidement s'aperçoit, à sa plus grande surprise, qu’il y a un nombre énorme d'institutions. C'est à Paris par exemple qu’elle pouvait savoir avec beaucoup de précision la quantité de bruit de sa rue, parce qu’il y a des capteurs un peu partout dans Paris. Il y a des institutions qui s'occupent de cette question, il y a des groupes militants qui s'occupent de cette question. Et de fil en aiguille, elle s’est mise à constituer, à partir d’un sujet qui était un sujet de souffrance personnel qui est l'excès de bruit qui l’épuise, elle s’est mise à développer et à décrire, et une fois encore, décrire ça n’est pas simplement froidement et objectivement être distant de la chose que l’on décrit mais c'est au contraire se donner des capacités d’agir. Elle s’est inscrite dans des tas de groupes militants qui travaillent sur le bruit, etc…
- Le mot “enquête” et le mot “description” ne veulent pas dire que c’est une analyse à froid. On a beaucoup de peine à faire comprendre ce principe de “Où atterrir ?” parce qu’on nous dit “oui mais décrire ça n'entraîne aucune conséquence politique”, alors que c’est exactement le contraire : plus on décrit avec des détails la situation dans laquelle se trouve le caillou que vous avez choisi, plus on se retrouve des capacités d’action. Voilà le seul point que je voulais signaler en m’excusant encore d’arriver comme ça de l’extérieur sans avoir participé à vos travaux , et je laisse la parole à Vinciane.”
Vinciane Despret : “Bonjour à tous. Je présente non seulement des excuses pour ne pas avoir participé à vos travaux, mais en plus pour avoir fait faux bond, parce que le train qui devait me conduire a refusé de circuler aujourd’hui pour des raisons avec lesquelles je ne peux pas être en désaccord, puisqu’il s’agit d’une grève de la SNCF contre la libéralisation du réseau ferroviaire si j’ai bien suivi ce qu’il est en train de se passer.
Alors, moi je fais des enquêtes comme philosophe avec cet immense avantage : c’est qu’en commençant en tant que philosophe; il n’y avait pas vraiment de codes. Comme j’essaie de faire des enquêtes de terrain, ou en tout cas qui prenne en compte les terrains dont je m’occupe, c'était assez intéressant pour moi parce qu’il n’y avait pas vraiment de codes, puisque je n’étais pas vraiment anthropologue, ni sociologue, ni psychologue, enfin je ne travaillais pas en tant que tel en tout cas, et donc ça voulait dire que chaque enquête, je devais la réinventer.
Personnellement j’ai tenu au mot enquête, j’y ai tenu parce qu’il y avait une sorte de rappel à l'ordre dans l'enquête. Pour moi, le fait de prononcer le mot enquête et de dire “je fais des enquêtes”, d’abord ça me permettait de me dire “je vais devoir inventer ce qu’il y a dedans” en sachant qu’il y a beaucoup d’enquête qui sont faites dans les sciences humaines, mais en même temps ça me rappelait à l'ordre parce que j’avais constaté que je m'adressais souvent à des gens auprès de qui j'enquêtais qui étaient eux-mêmes des enquêteurs. Donc c’était des situations qui étaient biaisées.
Pour mon premier terrain, à l'origine, je voulais observer un ornithologue, mais il ne m'a pas fallu dix minutes de terrain pour comprendre que ça n’avait aucun intérêt d’observer l'ornithologue mais ce qu’il fallait faire c’était observer les oiseaux qu'il observait. Mais ça veut dire que j’avais affaire à un ornithologue qui connaissait bien mieux que moi le domaine dans lequel il exerçait, donc finalement j’enquêtais sur comment lui-même enquêtait. Et donc en fait, je me suis rendu compte que toutes mes enquêtes étaient des enquêtes sur la manière dont les autres enquêtaient et que j’allais essayer de comprendre : mais c’est quoi ce type d'enquête ? Qu’est-ce qu’on apprend ? Qu'est-ce que je peux apprendre sur la façon dont ils enquêtent ? Sur les objets de leurs enquêtes ? J’ai appris énormément de choses sur les oiseaux au moment où j’ai suivi cet ornithologue sur le terrain, parce que je pouvais tout le temps lui poser des questions du style : vous voyez quoi là ? Puis il me regardait un peu surpris parce qu’on était censé regarder tout les deux. Puis il me décrivait ce qu’il voyait et je me rendais compte que ce qu’il décrivait ce n’était pas moi ce que j’avais vu parce que moi j’avais pas vu grand chose, parce que les choses n’étaient pas inscrites dans des schèmes suffisamment théoriques, et je n’avais pas les habitudes, donc j'apprenais à voir avec lui en fait. C’était pour moi une enquête formidable.
Et puis toutes les enquêtes que j’ai faites après, je me suis rendue compte qu’en fait c’était des enquêtes où, par une forme de bienheureuse paresse, que plus je me fiais à la posture d’enquêteur de ceux à qui je m’adressais, moins je devais en faire et plus je pouvais faire confiance. Je vais dire par là que dans une des enquêtes, par exemple, on est allé voir des éleveurs. J’avais déjà fait des enquêtes avec des scientifiques, où j’allais les interroger sur comment est-ce que vous apprenez ? Comment est-ce qu’on apprend à voir ? Comment est-ce qu’on fait une théorie ? Donc ça c’était fait.
Et puis à un moment donné, Jocelyne Porcher qui est une sociologue qui s’occupe des gens qui font de l’élevage, m’avait demandé de venir l'aider pour une enquête qu’elle voulait faire et par rapport à laquelle elle était en assez grande difficulté. La difficulté était la suivante : elle avait de plus en plus le sentiment, au fur et à mesure qu’elle interrogeait des éleveurs, qu’elle les connaissait bien (elle-même avait été éleveuse, en tout cas éleveuse et aussi salariée de l'élevage), elle me dit : j’ai de plus en plus l’impression que quand les gens me racontent des choses, les animaux collaborent au travail, ils sont actifs, ils prennent des initiatives, ils ne sont pas du tout passifs, et que les éleveurs peuvent compter sur eux, surtout dans les élevages plus ou moins dits “pas intensifs”. Dans les élevages intensifs, c’est peut-être justement là que les animaux n’ont aucune possibilité de collaborer parce qu'ils sont tellement contraints. Et elle me dit : quand je pose la question aux éleveurs en leur disant “vos animaux ils collaborent au travail, ils prennent des initiatives, je l’entends etc…”, les éleveurs répondent que non, les animaux ça ne travaillent pas, ce sont les humains qui travaillent. Elle me dit que c’est un peu dommage parce que ce serait intéressant d’avoir cette prise-là pour parler des animaux. Et donc elle me dit : comment est-ce qu’on pourrait bien faire pour les amener à dire que les animaux travaillent ? Ce n’est plus une enquête, c'est une inquisition. C’est intéressant aussi de garder l’idée qu’il fallait faire avouer quelque chose, ou en tout cas demander aux éleveurs qu’ils participent à une idée qu’elle pensait être bonne.
Alors moi je lui dis que dans ces cas-là, la meilleur chose à faire, me semble-t-il, on était dans un terrain de confiance donc on pouvait expérimenter, on n’allait pas chez des ennemis, et donc ça veut dire que si on se casse la figure ou si on se fait mettre à la porte ce n’est pas très grave, on apprendra. Donc je lui ai suggéré qu’on n’allait pas poser la question traditionnelle, du style “est-ce que vous pensez que les animaux travaillent ?”, puisque visiblement ça ne marchait pas, mais qu’on allait partager avec eux notre difficulté en sachant qu’eux-mêmes connaissent tellement bien l'élevage, en tout cas on le supposait.
Et donc plutôt que de poser la question “est-ce que les animaux travaillent, c’est embêtant à dire mais est-ce que vous pouvez le dire quand même ?” J’avais proposé un protocole assez rigoureux, dans la mesure où on devait dire la même chose à chaque fois plus ou moins. Et donc Jocelyne se présentait en disant (on se présentait toutes les deux mais c’est elle qui parlait pour la première question) : “voilà, je viens vous voir en tant qu'éleveur”, on disait éventuellement qui nous avait envoyé ou comment on avait eu leur nom, “et je viens vers vous car depuis que je travaille avec des éleveurs, j’ai remarqué qu’il y a quantité d’anecdotes que j’entends qui me montrent que les animaux collaborent au travail, qu'ils prennent des initiatives, que sans eux on ne pourrait pas travailler aussi facilement. Mais quand je pose la question aux éleveurs, ils disent “ non, ce ne sont pas les animaux qui travaillent, ce sont les humains” Et ça, ça m'embête un peu, qu’est-ce que je fais de toutes ces histoires qu’on m’a raconté ? Alors vous, en tant qu'éleveurs, à votre avis, comment est-ce que je devrais apprendre à poser ma question de telle sorte que les gens puissent m’aider à trouver ce que je cherche ?”
Et Jocelyne avait été très perplexe, en disant “tu poses une question trop compliquée ça ne va pas marcher” : et pas du tout ! Les gens comprenaient très très bien la question et c’était vraiment intéressant parce qu’une fois qu’on leur posait comme ça, et bien les gens se mettaient à réfléchir avec nous et disaient : “Vous avez raison, mais à quels types d’éleveurs voulez-vous adresser votre question ? Parce que si vous avez un éleveur qui a mille vaches ou un éleveur qui a 100 vaches, ce n’est pas la même chose. Vous ne pouvez pas poser la question de la même façon.” Et donc ils nous aidaient vraiment à réfléchir sur quel sens pourrait avoir cette question pour quel type d'éleveur. Et en fait ils nous faisaient tout le paysage de l'élevage qu’ils connaissaient très bien.
J’avais moi-même ma propre question qui était très personnelle, c’est que j'étais tellement énervée à l’époque, dans les années 1990, par tous ces philosophes, ces anthropologues, ces sociologues qui disaient “l’homme au contraire de l’animal”, “l’humain est le seul animal qui… etc.” Ça me rendait tellement malade de la part de gens qui à la rigueur connaissaient peut-être un chien ou un chat et avaient écrasé trois moustiques et deux araignées et qui se permettaient de prendre des positions aussi générales. Et je me disais : mais pourquoi n’a-t-on jamais posé la question aux éleveurs ? A des gens qui connaissent les animaux ? Et puis je me suis rendue compte que cette question, peut-être qu’on ne la posait pas aux éleveurs parce qu’elle n’avait peut-être aucun sens, et qu’il ne fallait donc pas la poser comme ça, et qu’il fallait demander d'abord : est-ce que cette question a du sens pour vous ? Et donc la question que Jocelyne posait, je posais exactement le même modèle de question en disant : “voilà, j’ai lu des sociologues qui m’irritent considérablement, je me demande pourquoi on interroge pas les éleveurs à ce sujet puisque quand même c’est eux qui connaissent, parmi les gens autour de nous, ce sont eux qui connaissent très sérieusement les animaux. Est-ce que c’est une question qui a du sens ? Donc pour vous, en tant qu'éleveur, si on devait vous poser la question, comment est-ce qu’on devrait vous la poser ?”
Et de nouveau, les éleveurs recommençaient à élaborer avec nous, et ce qui était vraiment intéressant, c’est qu’une fois qu’il avait élaboré les conditions dans lesquelles cette question pouvait être posée, ils y répondaient eux-mêmes. Et ils disaient “bon, maintenant que vous le dites, peut-être qu’en effet”. Et donc eux-mêmes devenaient extrêmement coopératifs par rapport aux fait de nous aider. Ce qu’il y a d'intéressant aussi, c’est qu’il y avait parfois des éleveurs qui disaient : “vous faites comme si vous faisiez une pré-enquête mais c’est votre enquête en fait ? Est-ce qu’il y a un moment où vous allez vraiment commencer ?” Et on leur disait la vérité, que non c’était la pré-enquête qui nous intéresse. Moi, je me suis rendue compte que pour la plupart de mes enquêtes, c’est la pré-enquête qui a fini par être tout le temps le moment de l’enquête. C'est-à-dire que je ne fais plus d’enquêtes, je fais des pré-enquêtes. Dans la plupart de mes dispositifs, c’est plutôt : je prépare le moment où je vais commencer à essayer de savoir mais cette préparation est généralement tellement riche et tellement intéressante et tellement plus facile pour moi, parce que ce sont les gens qui font le travail.
Et puis il y avait des éleveurs qui entendaient bien ce que je disais, il y en a un qui m’a dit un jour : “dis donc, vous quand même, vous poussez le bouchon un peu loin, normalement c’est votre boulot de poser des questions et nous d’y répondre, et vous, vous nous demandez qu’en plus on fasse le travail à votre place, qu’on fasse et les questions et les réponses”. C’était très intéressant parce que c’était un éleveur bio qui venait de me raconter, au début de l’entretien, que son travail était beaucoup plus facile depuis qu’il pouvait compter sur ses vaches qui revenaient d’elle-même au robot de traite à la ferme, elles faisaient le trajet à pieds depuis les champs et elle revenait à l’heure, et qu’il avait donc délégué un maximum de travail à ses vaches. J’ai dit : “mais vous venez de me dire que c’est comme ça que vous faisiez avec vos vaches, je vois pas pourquoi je ne ferai pas ça avec mes enquêtes, c'est quand même plus intéressant”. On a toujours été super bien reçu et ce qui se produisait a été tellement intéressant. J’ai trouvé que c’était tellement plus intéressant que si j’avais fait une enquête traditionnelle.
Pour les enquêtes suivantes, j’ai continué dans les pré-enquêtes, toujours : sortir de la pré-enquête aurait probablement été une catastrophe, et il m’a semblé que la pré-enquête était le terme juste. Je n’ai jamais posé de questions dans cette pré-enquête. Le fait de dire sur quoi je travaillais suscitait de tels désirs de collaboration chez les gens que je n'ai jamais dû poser de question, ce qui était une bonne chose, parce qu’il y a des questions qui aurait été extrêmement pas bonnes à poser : demander aux gens s'ils ont des contacts avec leurs morts ? Vous allez les affoler car ils vont se dire : “ça y est, on a encore quelqu’un qui va venir juger qu’on est des irrationnels.” Il vaut mieux ne pas poser de questions dans ces cas là et juste demander aux gens : voilà mon sujet, est-ce qu’il y a quelque chose qui vous parle là-dedans ? C'est pas comme ça que je le disais, je disais simplement “voilà ce sur quoi je travaille”, ça suffisait amplement à susciter des désirs de collaboration. Parce que ça je crois que c’est quelque chose d'assez surprenant, le désir de collaboration quand on fait une recherche est extrêmement puissant chez beaucoup de gens. Voilà j’ai terminé.”
Bruno Latour : “Je crois que Vinciane a introduit un élément essentiel qui est celui de ne pas avoir peur de partager ses incertitudes avec ceux que l’on va rencontrer du fait du début de l’enquête ; sachant que la position est quand même assez différente, parce que dans ses enquêtes, c’est elle qui est, en quelque sorte, la philosophe de terrain, alors que dans la procédure “Où atterrir ?”, on est bien sur le terrain effectivement, mais c'est le terrain, en quelque sorte, qui pose des questions et qui va peut être rencontrer, au cours de ces questions, des experts de diverses combinaisons de savoir-faire.
Par exemple, si on part d'une question comme celle des coupes-rases de forêts, on va aussitôt rencontrer d’abord des gens peut-être assez violemment préparés à répondre à cette question. On va se heurter à des controverses, déjà en quelques sortes cadrées, et qui rendent difficile peut-être de s'enquérir. Mais aussi, on va tomber sur des masses de données produites par des services de l’Etat, par les syndicats, par les syndicats forestiers, peut-être par les militants chargés de cette cause. Et donc le problème dans la procédure “Où atterrir ?” c’est : qu’est-ce qu’on fait de toute cette masse de connaissances dont on ne connaissait pas forcément la présence, mais qui vous tombe dessus au fur et à mesure qu’on avance dans l’enquête ? Ce qui est une question assez différente de celle que posait Vinciane mais que vous allez forcément rencontrer. Si je prends le cas des forêts, ce sont des sujets hautement controversés, et ce sont des sujets où il y a des masses de données : donc comment ne pas se faire noyer dans ces données ? C’est un problème classique des enquêtes, mais encore une fois, il n’est pas question de vous transformer en sociologue, géographe, etc. (...)
Les quelques points où il y a des connaissances intéressantes qui peuvent vous permettre d'avoir des prises sur cette affaire et éventuellement, comme je le disais tout à l’heure pour le cas du bruit, de participer à des activités, avec des activistes même qui travaillent sur ces questions. Il ne faut pas être trop intimidé par le mot enquête, et il ne faut pas se dire que c’est une thèse de troisième cycle, ni un ouvrage : c’est une collecte, c'est-à-dire amasser un petits nombre d'éléments qui permettent de repérer comment le souci dont on est parti, le caillou, ce fameux caillou, est susceptible d’être partagé par d'autres gens. Et c'est là que l'argument de Vinciane est très important parce qu’il peut parfaitement se trouver que quand on commence ce genre d'enquête, on tombe sur des gens qui ont les mêmes préoccupations que vous. Et donc la solution que proposait Vinciane tout à l’heure, c’est-à-dire, non pas : qu'est ce que vous pensez de la question, mais est-ce que vous partagez vous et mois cette même inquiétude ? Par exemple sur les forêts, etc… C'est un assez bon moyen d’augmenter l’enquête. Ceci dit, il y a plein de portes qui sont aussi fermées, parce qu’il y a plein d’informations qui sont difficiles d’accès, interdites, mais on ne vous demande pas de risquer votre vie à trouver des informations interdites. Il faut juste pouvoir savoir que là il y a des sources d'informations, mais on ne vous les partage pas : voilà, c’est une description de la situation. Ou c’est d’une complexité telle que je ne vais pas passer un doctorat de troisième cycle ou une thèse d’Etat pour la franchir, mais je sais qu’il y a là des bouts de connaissances très importantes. C’est le cas par exemple des sujets médicaux, on vous demande pas brusquement de devenir médecin : vous savez qu'il y a des sujets très importants, c’est un repérage des sources d'information, de leurs différences, de leurs difficultés, et ce n’est pas plus que ça. Mais ça nourrit, ça charge de capacités d’action au fur et à mesure qu’on s'aperçoit qu’il y a plein d’autres personnes, plein d’autres sources de connaissances qui sont en quelque sorte accrochées à ce sujet de préoccupation que vous avez choisi de suivre. Je crois que c’est ça le point important. (...)
Je prends un exemple précédent, très minuscule, mais les exemples minuscules sont toujours intéressants. Et la personne qui participait aux ateliers “Où atterrir ?” commence à déployer cette situation : d’où vient la station [de lavage auto qui déverse ses eaux usées dans la rivière] ? Pourquoi est-ce qu'elle est là ? Pourquoi est-ce qu'elle n'obéit pas à la réglementation ? Et commence à ce moment-là la question de qui ? Quel collectif peut commencer, non pas simplement à décrire la situation avec la froideur qu’on associe au mot description, mais de modifier la situation, ce qui veut dire aller voir le maire, le maire n’est pas forcément sympa, pas forcément préparé. Donc comment est-ce qu’on va voir le maire ? Sous quelle forme ? Et on glisse très rapidement de la description par l’enquête à ce qu’on appelle la doléance, c'est-à-dire l’organisation d’un petit collectif qui essaie de modifier la situation de départ qui nous paraissait choquante, douloureuse, inquiétante, néfaste.
Et c'est pour ça que le mot enquête, il faut le sortir de son sens, disons pour prendre un mot savant, épistémologique. Il n’appartient pas simplement au vocabulaire de la connaissance, il appartient au vocabulaire de l'action. Je rappelle, pour revenir au premier principe, que lorsque les cahiers de doléance ont été écrits en 1789 par tous les villages de France, la partie de description de la situation, du paysage et des conditions de vie des paysans qui signaient la déclaration de doléance était souvent très riche. Et c’est parce qu’ils avaient décrit la douleur, la complexité, les difficultés de la situation dans laquelle se trouvait leur village qu’ils étaient capable de faire une doléance. Donc il faut absolument détacher le mot description et le mot enquête parce que souvent, au sens tout à fait classique, en sciences sociales, comme en géographie, etc, faire une enquête, ce sont des gens qui viennent de l’extérieur, qui accumulent plein d’informations, et qui transportent cette information quelque part, soit pour faire une thèse, soit pour faire un article savant, soit pour une administration, soit pour un think tank, soit pour une boite de consultant.
Or là ce n’est pas du tout la situation, la situation est exactement inverse : ce sont des citoyens-experts qui partent de leur souci, qui l'étendent pas la description et l’enquête, et qui constitue un début, un prototype de ce qu’est une doléance. Je ne sais pas si ça clarifie la situation. C’est un peu différent ce dont parlait Vinciane, forcément, sauf sur un point qui est qu’on s'aperçoit que très souvent, ceux qu’on interroge partagent un certain nombre de soucis et peuvent être éventuellement mobilisés dans la question que l’on pose. Ça peut être très minimal : je vous file des informations, mais ça peut être très importants en disant “oui vous avez raison, allez-y continuer.”
Vinciane Despret : “Oui, tout à fait d’accord avec Bruno. C’est que moi, en principe, j’étais pas là ni pour faire des doléances ni rien, j’étais juste là parce qu’une question m’intéressait, donc c’était pas distant, elle m'intéressait pour des raisons personnelles très souvent, que ce soit des oiseaux ou des morts, ça m'intéressait.
Mais c’est vrai que ce que Bruno, c’est que par moment, en effet, les gens étaient très intéressés parce qu’il avait le sentiment que le fait de participer aux échanges ou à ces procédures de mise en visibilité de ce qu’ils me racontaient allait pouvoir modifier quelque chose. Ça c’était un point intéressant, tant pour l’enquête avec les morts ou les gens disaient “mais tout ça on ne peut pas en parler, etc”, donc ça veut dire que si on peut commencer à en parler, c’est déjà quelque chose. Ou bien quand j’ai fait une enquête dans les camps de réfugiés pendant la guerre en ex-Yougoslavie, où les gens étaient extrêmement intéressés de partager, de connaître ce qui était un peu oublié : la condition des réfugiés était quand même quelque chose d’oublié.
Et puis je viens de penser, au moment où Bruno parlait, d’un type d’enquête auquel je me suis intéressé dernièrement mais juste à titre amical. Il y a un livre qui est sorti il y a quelques mois d’Antoine Chopot et Léna Balaud, “Nous ne sommes pas seuls”, je ne sais pas si tu as pu le lire Bruno.
C’est toute une recherche sur comment est-ce qu’on fait des alliances avec des non-humains, comment est-ce qu’on constitue des alliances avec des non-humains. Par exemple, comment est-ce que les paysannes argentines, dans leur lutte contre Monsanto et contre le soja transgénique, font alliance avec des amarantes ? Les amarantes, c’est une plante qui est une véritable peste pour une industrie comme Monsanto, parce que les amarantes ont ceci de particulier : elles ont piqué, se sont appropriés des gènes de soja transgénique qui résistent aux pesticides, et ils sont maintenant envahi d’amarantes et ne peuvent rien faire contre. Les paysannes ont vu la présence des amarantes “pas à leur place” comme une analogie avec leur propre présence et en ont fait un terrain d’action parce qu’elles ont créé des bombes, ce qu’on appelle les “seeds bomb” (des mottes de terre d’argile avec des graines dedans), et elles ont mis des graines d'amarantes dedans en faisant confiance aux amarantes pour continuer à pourrir la vie de Monsanto et de foutre les champs en l’air. Ils arrivent maintenant à faire que 80% des champs de récolte soient complètement foutus, dû à la présence des amarantes ; alors que pour eux les amarantes sont comestibles, donc ça ne les met même pas en danger, c’est une vraie alliance.
Ce sont donc Antoine Chopot et Léna Balaud qui avaient mis quelques exemples d’alliances possibles, et on est allé au marais Wiels, un endroit à Bruxelles qui est menacé par des promoteurs immobiliers. En fait, on remarque que dans beaucoup d’endroits, il y a de vraies enquêtes qui sont menées par les gens eux-mêmes qui sont intéressés à garder le site sans assignation immobilière, et qu’ils font des enquêtes sur qui vit là. Il faut chercher qui vit là. Pourquoi ? Parce que si vous pouvez détecter certaines espèces en voie d’extension ou en danger, vous pouvez à ce moment-là contrer les projets d’urbanisation et protéger le site. Mais ça demande des enquêtes très fines, parce que parfois, un animal est là cette année-ci, mais il faut être sûr qu’il revienne l'année prochaine : donc comment est-ce qu’on va favoriser son retour ? Mais sa présence de trois mois ce n’est peut-être pas suffisant, peut-être qu’il en faut un deuxième ? On cherche des forces et des alliés, et ces gens deviennent de vrais enquêteurs avec les deux naturalistes évidemment, pour essayer de déterminer qui vont être nos alliés sur ce terrain pour empêcher tous les projets. Et je trouve que ce sont aussi des enquêtes sont très intéressantes parce qu’elles ne sont pas du tout à froid, ce ne sont pas du tout des professionnels mais ils apprennent, ils vont trouver les personnes ressources ils vont chercher qui connait un peu, ils vont apprendre ce qu’il faut faire pour connaître et je trouve que c’est des cas extrêmement intéressants.”
Bruno Latour : “Il faut savoir qu’en général, la règle générale, c’est que les gens adorent être interrogés. Je dis ça pour que les participants ne soient pas intimidés par la notion d’enquête. Il ne faut pas avoir peur, Vinciane a raison.
D’abord, au début, c’est peut-être toujours un peu difficile, il y a toujours des moments un petit peu compliqués : “de quoi vous mêlez-vous ?” Et très vite, les gens se mettent à parler des heures.
La règle, dans mes propres recherches, ça a toujours été qu'une interview qui était prévue pour une heure, on passe trois heures avec les gens qu’on interroge. Il ne faut pas du tout avoir peur de cette situation bizarre d’enquêter. Vous êtes des citoyens-experts, vous rencontrez d’autres experts, et il peut se faire un échange disons d’égal à égal, alors même que les informations sont évidemment très différentes.”
Vinciane Despret : “Je suis tout à fait d’accord avec Bruno : “est-ce que vous pouvez m’aider ?” est une formule qui est vraiment un sésame.
Je veux dire que pour moi une enquête c’est ça : c’est demander aux gens de m’aider à savoir quelque chose ou à faire un état des lieux, c’est assez extraordinaire ! Et les gens sont extrêmement détendus par rapport à ce type de propositions, c’est vrai ce que Bruno dit, parce que non seulement ils collaborent, mais quand je propose “est-ce que vous avez envie de m’aider, est-ce que vous pouvez m’aider, ou m’éclairer sur cette question”, c’est vraiment quelque chose sur lequel les gens sont extrêmements gentils et bienveillants, et c’est parfois même très comique.
Je me souviens qu’une des personnes que j’ai interviewée, avec lesquelles on enquêtait avec Jocelyne, a commencé par un très drôle de truc, j’avais jamais vu ça : il s’est assis en face de nous, c’est un éleveur, on ne le connaissait pas, on avait eu son nom par quelqu’un d’autre. Il a pris son petit carnet, et il a commencé à me dire “bon, qui êtes-vous ?” Et pendant une demi-heure il nous a interrogés sur nous. On a répondu très gentiment, et puis après il a dit “ça va, c’est à vous”, et on a pu commencer à poser nos questions. Mais on a eu une demi-heure où il demandait quels étaient nos intérêts, pourquoi on faisait ce qu’on faisait, pourquoi on était là etc. Et on a pris le temps et ça valait vraiment la peine, mais c’était une situation complètement inversée où il nous interrogeait.
Suite à cette enquête, on a écrit le livre “être bête” ensemble, qui est publié chez Actes Sud en 2007, où on explique au dernier chapitre notre méthodologie, l’intérêt qu’elle a eu, comment est-ce qu’on voyait que ça mettait les gens au travail de leur poser non pas une question, mais de leur demander de nous aider à formuler nos questions.”
Question : “Est-ce que vous pourriez préciser la finalité de ce que nous sommes en train de faire les uns les autres ? J’imagine bien évidemment que c’est rendre une responsabilité, une façon d’agir à tous les citoyens que nous sommes, en tout cas c’est ce que je vois et ce que je comprends dans cette façon de faire, et que je voudrais que vous me confirmiez. Et ensuite merci à Vinciane de confirmer que chacun peut être expert en son domaine, et que l'éleveur il a des choses à te dire, et je crois que ça c’est très fort parce qu”on le voit les uns les autres, quand on côtoie des professionnels, que le petit a souvent des choses à dire, il a son expérience et qu’aller la chercher c’est extrêmement fort. Bref, on est là pour réveiller les consciences et l’autonomie de chacun, le pouvoir d’agir de chacun, c’est bien ça ?”
Bruno Latour : “C’est toujours le problème avec le mot enquête : si on prend le sens que ça a dans les sciences sociales ou dans les études scientifiques, une fois l’enquête faite c’est fini ! C’est-à-dire que le but est l’enquête.
Là, l’enquête est un moyen pour aller plus loin, et le plus loin tel que nous le définissons dans le projet “Où atterrir ?” c’est bien ce que nous appelons “doléance”, sachant que la doléance n’est pas ce que le groupe que vous constituez en ce moment, ou les groupes que vous constituez en ce moment peuvent exprimer, puisque par définition une doléance va être quelque chose qui ressemble à un début d’organisation politique, mais ce que beaucoup d’entre vous feront après les ateliers “Où atterrir ?” chacun dans son domaine.
L’idée est bien de lier l’enquête à quelque chose qui ressemble à une mobilisation disons, au sens tout à fait banal. Simplement, comme on le verra peut-être demain matin, c’est une mobilisation assez particulière parce qu’elle a justement fait l’enquête, et donc repéré les différents éléments et rendu réaliste, en quelque sorte, les propositions (issues de) la souffrance personnelle et qui s’adresserait à des entités, à des êtres, c’est souvent l’État d’ailleurs en France, qui sont décrits de manière très peu réaliste.
C’est ça qui est intéressant, mais le point fondamental c’est que pour nous, l’enquête est un moyen et pas la fin. Si on était dans un cours de sciences sociales, évidemment ce serait la fin : on rendrait un rapport, on rendrait un article, on rendrait une thèse, peu importe. Mais là c’est pas du tout ça, c’est pour ça que le niveau de ce que nous attendons des enquêtes n’est pas du tout la même chose : c’est une exploration des points qui permettent de rendre réaliste, plus réaliste disons, ce qui commence par un souci et qui permet, d’après notre expérience, et c’est ce que nous espérons, qu’à chaque fois que s’ajoute un élément dans la liste des êtres que l’enquête révèle, se constitue aussi une capacité d’action, c’est-à-dire que plus il y a d’être repérés grâce à l'enquête, plus la capacité d’action devient réaliste, disons. J’espère que je réponds à votre question Madame.”
Question : “J’ai une question qui me travaille depuis le début du travail qu’on fait ici. Quand on travaille sur notre boussole et qu’on travaille sur les différentes entités qu’on a identifiées, dans les étiquettes entre alliés et ennemis, moi j’ai un peu de mal avec le terme “ennemi”, ou en tout cas je ne le réserve qu’à certains ennemis qu’on pourrait considérer comme irréductibles. Je préfèrerais parler la plupart du temps d’”adversaires”, car ce n’est pas quelque chose d’irréversible , ça peut être à un moment donné un allié dans certaines circonstances. Je ne sais pas si dans votre protocole, votre démarche, vous avez prévu de faire cette distinction entre ennemis et adversaires ?”
Bruno Latour : “Oui, évidemment, adversaire est un très bon terme, qu’on peut substituer facilement. Le fait d’avoir “ennemi”, je crois qu’on peut l’oublier là, mais ça dépend, disons, d’un argument de philosophie politique qui est peut-être tout à fait parasite par rapport à nos discussions. Cette discussion nous entraînerait trop loin je pense ; “adversaire” est parfait ! Prenons adversaire, pour le moment en tout cas, et laissons ennemi de côté.
Ami-ennemi est une définition qui vient d’une philosophie politique qui est peut-être plus pertinente quand on commence à parler de paix et de guerre. Mais c’est peu probable que dans les enquêtes que vous êtes en train de faire, on soit dans ce genre de situation. Ceci dit, les évènements récents nous rappellent que la question de la paix et de la guerre n’est pas aussi éloignée qu’on le croyait encore il y a un mois. Et ami-ennemi a un sens, sachant qu’ennemi, même dans la théorie politique, et Monsieur le dit très justement, peut être un allié aussi.
Faisons le point : quand on a des adversaires et des alliés, on est au fond dans un “on a des choses en commun”. Avec amis et ennemis, le problème est qu’on n’est pas sûr d’avoir des choses en commun. Et donc la dispute va beaucoup plus loin, car c’est une dispute sur “est-ce qu’il existe un monde commun, qui va nous permettre de partager nos positions, éventuellement de nous allier, de faire des compromis ?” etc. A ce moment-là, la notion d’ennemi a un sens, pas du tout parce que l’ennemi est détestable, méprisable etc, mais simplement parce qu’il n’y a pas de monde commun pour arbitrer entre les deux côtés. C’est ça que veut dire ami-ennemi. Adversaire, opposant, finalement, on considère toujours qu’on peut s'entendre, se mettre autour d’une table et discuter. Ami-ennemi, c’est plus dur. C’est un point plus extrême, disons, du dissensus.”
Question : “J’ai un problème avec la définition des entités, parce que de mon côté, c’est plus des questions à chaque fois d’environnement et de systèmes : dans tel environnement c’est négatif, dans tel environnement c’est positif, et ça peut être déclenché par la même personne en fait. Et ça ne dépend pas d’une personne ou d’une institution : ça dépend dans quel cadre ça se passe. Pour moi, ça complique d’identifier qu’est-ce qui menace et qu’est-ce qui maintient, parce que souvent ce qui menace est surtout un contexte. Par exemple, si on prend un bailleur social. Il peut maintenir car il donne accès à des logements à loyer modéré. Mais par exemple, ça menace quand ça utilise les artistes pour gentrifier un quartier. Donc, la même entité se retrouve menaçante et dans le maintien, et pour moi c’est compliqué de circonscrire ce que maintient et ce qui menace quand c’est la même entité.”
Bruno Latour : “C’est que ce n’est pas la même entité ! Il faut appliquer les règles de description quand on fait la procédure d’écriture : le bailleur positif et le bailleur négatif, dans une boussole, ce sont deux personnes différentes. Donc le mot entité ne désigne aucunement une unité. On a utilisé “entité” simplement pour embêter tout le monde, par un terme qui ne veut absolument rien dire, c’est ça l’avantage.
“Entité” ce n’est pas des acteurs, ça permet de parler aussi bien d’une institution, que d’un chat, que d’une rivière, du capitalisme, de n’importe quoi. Mais c’est dans le travail d’écriture et de boussole que se rend précis ce que c’est que l’entité en question. Si le bailleur social est dans un cas favorable et dans un autre cas défavorable, il faut considérer qu’il y a deux entités, il faut le couper en deux autrement dit ! Et essayer de comprendre, d’ailleurs, pourquoi est-ce qu’il est capable de faire à la fois menace et bienfait. Donc là, ce sont des problèmes de description, il ne faut pas du tout s’attacher au mot “entité”, qui désigne n’importe quoi, à condition qu’on l’ait décrit par son action. A partir du moment où on décrit quelque chose par son action négative, ça rentre dans la boussole, et c’est l’avantage de la boussole, l’entité est représentée par un personnage, donc on va avoir un personnage bailleur social négatif, bailleur social positif. Ce sont des principes de descriptions simples, et vous avez raison de poser la question.”
Zone critique
La conférence sur La Zone Critique animé au Lycée d'Anatole diffusée pendant l'atelier.
Lynn Margulis
Le documentaire Symbiotic Earth qui retrace le parcours, la pensée et les travaux de Lynn Margulis, microbiologiste très importante qui a étudié le travail des micro-organismes dans la fabrication de la zone critique et de son habitabilité.
Paysages sonores
- La revue de L'indicateur n°5, dans laquelle vous pouvez retrouver les sons ralentis de la mésange charbonnière enregistrés par Bernard Fort.
- Le site internet de Bernard Fort, compositeur, audionaturaliste et ornithologue.
- Le Grand Orchestre des Animaux de Bernie Kraus.
Les émotions
- Stéphanie Ganachaud interprète l'ange de la géohistoire à 42 minutes et 58 secondes de la vidéo.
Le cercle politique
- L'article "Si l'on parlait un peu politique ?" de Bruno Latour dans la revue Politix.
- La retranscription de l'intervention de Bruno Latour pendant l'atelier du dimanche 27 mars.
- L'article Quelles entre-deux-guerres de Bruno Latour pour AOC du 3 mars 2022.
- L'article de Bruno Latour paru dans Zadig, qui parle de l'expérimentation Où atterrir que nous menons ensemble à Bordeaux et Saint-Médard.
Entretiens avec Bruno Latour réalisé par Nicolas Truong et Camille De Chenay : Le cercle de la politique