OÙ ATTERRIR ?

Une expérimentation artistique, scientifique et politique à partir des travaux de Bruno Latour pour revitaliser nos pratiques démocratiques et co-construire l’action publique en faveur de l’habitabilité des territoires

Le Fanzine en format papier à imprimer


Docteure en philosophie de l'Université Libre de Bruxelles, Aline Wiame est enseignante-chercheuse en arts et philosophie à l'Université Toulouse – Jean Jaurès et membre de l'Institut Universitaire de France. À la croisée de la philosophie contemporaine et des humanités écologiques, ses recherches visent à élaborer une esthétique de résistance à la sidération. En 2024, son ouvrage Revenir d'entre les morts – Deleuze et la croyance en ce monde au cinéma et dans les séries est publié aux Presses du Réel.
EXTRAIT DE LA CONFERENCE D’ALINE WIAME DU 12 OCTOBRE 2024 AU QUAI DES SAVOIRS

« Bruno Latour actait le fait que, toutes et tous, nous devons hériter de ces territoires de vie en plus ou moins mauvais état, mais que tout le monde n’en hérite pas de la même façon. Comme aimait à le dire Latour : “nous ne vivons pas sur la même planète !”. Il y a d’abord ceux qui refusent purement et simplement d’hériter, et qui sont prêts à abandonner non seulement leur territoire de vie, mais toute la terre, à leur sort.
C’est le cas d’Elon Musk qui envoie ses fusées dans l’espace avec une opiniâtreté déconcertante, et qui rêve avec quelques autres milliardaires littéralement hors-sol de laisser derrière eux la planète que leur surexploitation a mise à feu et à sang, en rêvant d’aller “terraformer” la Lune, Mars, ou que sais-je, avec quelques privilégiés (il y a souvent, en plus, des fantasmes eugénistes dans ces rêves de grandeur) – et tant pis pour les autres, qui se débrouilleront avec les rebuts qu’on aura bien voulu leur laisser.
C’est le même raisonnement que l’on retrouve chez les ultrariches survivalistes qui se préparent à une apocalypse fantasmatique en achetant à prix d’or des place dans des bunkers en Nouvelle-Zélande, avec miradors inclus pour repousser (sinon tirer à balles réelles sur) les pauvres hères qui demanderaient refuge sans avoir payé leur place.
Mais c’est le cas aussi d’un milliardaire/millionnaire (son statut fiscal n’est pas clair) comme Donald Trump – car c’est l’élection de Trump à la maison blanche, et ce qu’elle signifie politiquement, qui ouvre le livre Où atterrir ?. Avec Trump, souligne Latour, on n’a plus affaire à du climatoscepticisme à l’ancienne (nier la réalité du réchauffement climatique, ou sa gravité) mais à quelque chose de plus inquiétant encore : l’indifférence, le “climatoquiétisme”. L’air peut bien être de plus en plus pollué, les mégafeux se multiplier, les tempêtes et les inondations dévaster nos maisons : ce n’est pas l’affaire des ultrariches, ce sera le problème des générations suivantes et, au pire, les plus favorisés pourront s’abriter dans un bunker. »

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ENTRETIEN AVEC BRUNO LATOUR

« Nul autre que le citoyen n’est en mesure d’explorer et de décrire ce à quoi il est réellement attaché. Et sans cette auto-description, point de compréhension réelle du territoire vécu.
Nous proposons de nommer “territoire” ou “terrain de vie” cette explicitation des conditions matérielles d’existence qu’appelle le nouveau régime climatique. Et la “description de ces territoires” est cette tâche d’exploration indispensable qui précède, à nos yeux, toute reprise de vie publique.
Le mot “territoire” ne renvoie pas ici à un espace administratif ou géographique : il est défini par la somme des appartenances et en opposition avec la communauté imaginaire recueillie dans la question de l’identité. “Dites-moi ce qui vous permet de subsister, ce que vous pouvez représenter, ce que vous êtes prêt à entretenir et à défendre, je vous dirai quel est votre territoire.”
Bien sûr, et nous en sommes conscients, les termes sol, terroir, terre, heimat… peuvent sembler inadéquats, voire dangereux. Tous, en effet, risquent de se trouver associés, d’une façon ou d’une autre, à des politiques “réactionnaires” et ils l’ont été au cours des siècles précédents. Mais, en même temps, la crise générale d’appartenance et l’atterrissage sur une “nouvelle terre” (en tout cas sur une terre nouvellement définie) exigent de se reposer la question des attachements et de revenir aux interrogations fondamentales de l’anthropologie politique : quel peuple, sur quel sol, dans quel but commun? Le projet est à la fois ambitieux et délicat : accepter d’interroger ces notions périlleuses, sinon toxiques, sans réduire aussitôt la question du territoire à l’identité ou aux frontières. Et c’est bien parce que la conduite d’une telle enquête est si délicate qu’elle ne peut reposer que sur une méthode originale, exigeant l’auto-description.


AMI OU ENNEMI ?

Parler d’auto-description, c’est souligner qu’il ne s’agit en aucun cas d’une étude des conditions matérielles des citoyens, conduite par des spécialistes. Certes, tout le travail d’enquête effectué par les sciences naturelles et sociales sur ces territoires devra être une ressource indispensable, mais seulement dans un deuxième temps, une fois aiguisé l’appétit de s’en nourrir. Le problème politique actuel ne tient pas au manque de connaissances, mais au manque de descriptions partagées, après cinquante ans de dépolitisation et d’individualisation. Cette dérive nous a rendus incapables de définir le sol sur lequel nous résidons et donc de déceler les amis avec qui nous sommes prêts à cohabiter aussi bien que les ennemis qu’il nous faut combattre.
Nous avons constaté, dans notre expérience, que le simple fait de poser la question des attachements redonne une attitude politique, une assise nouvelle, presque une fierté, à ceux à qui l’on s’adresse. Cet effet – que l’on pourrait dire thérapeutique, étant donné la désespérance dans laquelle se trouvent souvent les acteurs – se distingue radicalement du recueil d’opinions ou de l’expression des valeurs auxquelles sont supposés tenir les gens interrogés. Sonder les citoyens sur leurs valeurs ou leurs opinions ne produit pas forcément grand-chose en termes de compréhension du territoire vécu et ne définit aucunement les lignes de conflits et de controverses permettant de retrouver des marges de manœuvre. Les centaines de milliers d’opinions recueillies pas le “grand débat” n’ont pas accouché de beaucoup de descriptions ayant aidé des citoyens à reprendre pied. Rien à voir, de ce point de vue, avec l’ampleur et l’importance des “cahiers de doléances” qui ont précédé la Révolution française en 1789 et qui ont permis au peuple français d’émerger de la description méticuleuse de ses conditions de vie. »

Extrait de la Revue Projet «Savons-nous encore débattre ?», numéro 373 - décembre 2019 / janvier 2020







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Ce fanzine est réalisé dans le cadre d’une co-recherche sur l’expérimentation “Où atterrir ?” à partir des travaux de Bruno Latour avec la philosophe Aline Wiame, les artistes-chercheur.ses Marion Albert, Maëliss Le Bricon et Loïc Chabrier du Collectif Rivage. Ensemble, ils sont lauréats de l’appel à projet TIRIS de l’Université de Toulouse en 2024 en partenariat avec le Quai des Savoirs.



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OÙ ATTERRIR ?

Une expérimentation artistique, scientifique et politique à partir des travaux de Bruno Latour pour revitaliser nos pratiques démocratiques et co-construire l’action publique en faveur de l’habitabilité des territoires

Le Fanzine #2 en format papier à imprimer


Photo de la microbiologiste américaine Lynn Margulis tirée du film documentaire Symbiotic Earth, réalisé par John Feldman, USA, 2017.

Extrait de Habiter en oiseau de Vinciane Despret, Editions Monde Sauvage chez Actes Sud, 2019. Pages 13 et 16.
HABITER EN OISEAU

« Il s’est d’abord agi d’un merle. La fenêtre de ma chambre était restée ouverte pour la première fois depuis des mois, comme un signe de victoire sur l’hiver. Son champ m’a réveillé à l’aube. Il chantait de tout son cœur, de toutes ses forces, de tout son talent de merle. Un autre lui a répondu un peu plus loin, sans doute d’une cheminée des environs. Je n’ai pas pu me rendormir. Ce merle chantait, dirait le philosophe Étienne Souriau, avec l’enthousiasme de son corps, comme peuvent le faire les animaux totalement pris par le jeu et par les simulations du faire semblant. Mais ce n’est pas cet enthousiasme qui m’a tenu éveillé, ni ce qu’un biologiste grognon aurait pu appeler une bruyante réussite de l’évolution. C’est l’attention soutenue de ce merle à faire varier chaque série de notes. J’ai été capturée, dès le second ou le troisième appel, par ce qui devint un roman audiophonique dont j’appelais chaque épisode mélodique avec un “et encore ?” muet. Chaque séquence différait de la précédente, chacune s’inventait sous la forme d’un contrepoint inédit. [...]

Le merle avait commencé à chanter. Quelque chose lui importait et plus rien d’autre, à ce moment-là, n’existait que le devoir impérieux de donner à entendre. Saluait-il la fin de l’hiver ? Chantait-il sa joie d’exister, de se sentir revivre ? Adressait-il une louange au cosmos ? Les scientifiques ne pourraient sans doute pas l’énoncer de cette manière. Mais ils pourraient affirmer que toutes les forces cosmiques d’un printemps naissant ont offert au merle les premières conditions de sa métamorphose. Car il s’agit bien d’une métamorphose. Ce merle qui avait probablement vécu un hiver assez paisible, même si difficile, ponctué de quelques moments d’indignation sans conviction à l’égard de ses congénères, tentant de rester discret et de mener une vie sans histoire, cet oiseau chante maintenant à tue-tête, juchée au plus haut et au plus visible qu’il ait pu trouver. Et tout ce que le merle avait pu, au cours de ces derniers mois, éprouver, sentir, tout ce qui donnait jusque-là leur sens aux choses et aux autres s’agence à présent à une toute autre importance, impérieuse, exigeante, qui modifiera complètement sa manière d’être : il est devenu territorial. »

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ENTRETIEN AVEC BRUNO LATOUR : POURQUOI INSISTER TELLEMENT SUR LE TERRITOIRE ?

« Parce que c’est ce qui permet de redéfinir les participants, à condition qu’ils acceptent de se lancer dans la description de ce qui les fait subsister.
Si l’on ajoute aux organismes ceux qui les font vivre et ce qu’ils laissent derrière eux, on s’aperçoit aussitôt pourquoi la distinction entre un individu et son contexte n’avait guère de sens. L’air que nous respirons, les roches sédimentaires sur lesquelles nous posons nos maisons, le climat des forêts qui nous abritent, l’humus qui permet de planter nos salades, l’eau même qui ruisselle sous terre, sont aussi directement le résultat du travail universel des organismes vivants, que les murs d’une termitière, les galeries d’une taupe, ou la voûte de ciment d’une usine atomique.
C’est là proprement dit la découverte de Gaïa : on ne comprend pas la vie si l’on se contente de considérer l’organisme sans les conditions d’habitabilité qu’il a légué à ses successeurs —cela est vrai à toutes les échelles, des virus au climat. Les biologistes qui résistent autant à l’idée de Gaïa font comme quelqu’un qui voudrait étudier un termite sans prendre en compte les murs géants d’argile mâchonnée qui sont nécessaire à leur existence qui sont pourtant le produit de leur ingénierie.
Cela ne veut pas dire que les murs sont “vivants”, pas plus que l’oxygène de l’air n’est “vivant”, mais que la totalité de ce que nous pouvons observer (en tous cas sur la zone critique — seul milieu auquel les vivants ont accès) est le produit de cette ingénierie par les organismes.
C’est ce deuxième élément qui permet de bousculer, finalement de dissoudre, l’idée qu’un territoire serait d’abord une infrastructure matérielle inerte et inhumaine “sur laquelle” serait posée l’action des vivants ou l’intervention tardive des humains. Un territoire, en tous cas une zone critique, c’est en chacun de ses points, le résultat de l’action d’organismes qui ont modelé, modifié, altéré, révolutionné, transformé, amélioré, toujours à l’aveugle, toujours sans en mesurer d’avance les conséquences inattendues, les conditions d’habitabilité de ceux qui, aujourd’hui, y nichent ou qui le parcourent.
Le territoire a une structure fibreuse, si l’on peut dire, en forme de flux, il est provisoire, labile, mais, par-dessus tout, composite. L’action multiforme des humains ne rompt pas, malgré les apparences, avec le travail de composition des autres vivants. Les bactéries, les herbes, les taupes, les vers de terre, les châteaux, les usines sont d’une certaine façon de même nature — c’est à dire aussi peu “naturelles” les unes que les autres.
Cette saisie du territoire permet aussi d’échapper à la prise “par le haut” comme si nous étions des sujets observateurs en face d’un paysage qui se déroulerait devant nous, et sur lequel nous tenterions de définir un cadre pour “nous localiser” — selon la version GPS de la localisation et bien sûr selon le modèle d’occupation juridique et administratif imposée par l’État qui est à l’origine de cette métrique si particulière.
Nous sommes dans le territoire, au sens très ouvert que nous branchons nos propres décisions de prolonger, de féconder ou de rendre plus difficiles, voire de stériliser les conditions d’habitabilité constituées par chaque fibre, chaque flux, chaque vecteur qui vient vers nous et que nous infléchissons ou non. Cela est vrai du prolongement d’une haie, d’un rosier, comme celui d’un canal, d’une piste d’aéroport, d’un lotissement, ou d’un affût au sanglier.
Autre avantage de cette saisie : un territoire urbain est exactement aussi “fibreux” qu’un territoire dit “de campagne” et d’ailleurs aussi hybride malgré l’apparence un peu écrasante des murs et du béton, qui, en fait, ont le même caractère “gaiesque” que les montagnes de craie, ou le bois des forêts. Ils ne sont ni vivants, ni morts, mais les laissés d’une action des vivants qui engagent les suivants. »

Extrait du livrable du projet-pilote «Où atterrir ?», consortium Où atterrir, décembre 2019 à janvier 2021.







Carte Sol, extraite de Terra Forma, par Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes, Axelle Grégoire. Editions B42, 2019.
Pour découvrir le travail de SOC - Société d'Objets Cartographiques : c'est ici.

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Le Fanzine #3 en format papier à imprimer


Vinciane Despret, philosophe et psychologue, professeure émérite à l’université de Liège, et Alba, dans la série Les Possédés et leurs mondes, une production de Anthropolog.net, 2020.

Vinciane Despret, extrait de la préface de En plein vol, vivre et mourir au seuil de l’extinction de Thom van Dooren, Collection Domaine sauvage chez Wildproject, 2021.
EN PLEIN VOL

« C’est là où le livre de Thom est si important et si novateur. Envisager que les pertes comptent pour d’autres que les humains, et chercher comment elles comptent, ne relève pas chez lui d’une licence poétique - et ne pourra en aucun cas être interprété comme tel. Au contraire, propose Thom, si nous voulons rompre avec cet exceptionnalisme humain dont nous commençons seulement à comprendre le rôle tragique dans la destruction du monde, il faut sérieusement, très sérieusement, poser la question, faire l’inventaire, spéculer, imaginer, enquêter (eh oui, tous ces registres doivent être convoqués) au sujet de tous ceux pour qui une perte en cours a et aura des conséquences, dans chaque situation.

Très sérieusement, c’est-à-dire non pas en général, mais dans chacun des drames concrets, là, à cet endroit, maintenant, pour tels êtres, que Thom va accompagner, documenter et décrire. Et le “plus sérieusement“ revient alors à raconter des histoires. Il reprend à l’historien William Cronon la distinction entre “chronologie“ et “récit“. La chronologie se constitue d’une simple liste d’événements dans l’ordre de leur apparition; le récit, en revanche, tisse les événements, les relie à un contexte, rend manifeste l’existence d’un sens, ou plutôt d’une pluralité de significations, de “faire signifier“, par et pour tous ceux qui sont engagés dans ce qui devient une histoire. C’est sans doute cela le mérite essentiel des récits : “ils tiennent ouverts un éventail de points de vue, d’interprétations, de temporalités et de possibilités“, c’est-à-dire une pluralité de manières dont les événements font sens, signifient pour ceux que l’histoire enrôle. Signifier peut évidemment désigner quantité de “prises“ sur ces événements : le plastique “signifie“ pour les albatros de l’atoll de Midway différemment de ce qu’il signifie pour nous, et différemment encore de ce que “signifient“ les sites de nidification (et leur exclusion) pour les manchots pygmées sur le littoral de la baie de Manly, près de Sidney. Tout comme l’utilisation du médicament anti-inflammatoire diclofénac signifie différemment pour les vaches indiennes dont il soulage les maux produits par de longues années de labeur et pour les vautours qui se chargent de leurs corps après leurs morts - et qui en meurent. »

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REVENIR D’ENTRE LES MORTS

« Si la rupture de la circulation des clichés fait place aux ignominies de l’expérience réduite à la petite vie, la routine, le consensus, la bassesse de nos modes d’existence pour le marché, elle livre aussi à la pensée ce que le savoir avait refoulé : les forces vitales de chaque être qui témoigne, dans ses derniers tressaillements, de la grandeur des affects affirmant la valeur du monde, en dehors de toute réduction. Si nous ne prenons pas soin de nos idées, de nos affects, de nos désirs, si nous ne développons pas des modes d’existence résistant aux machines de mort et de déréalisation qui organisent notre pensée comme notre perception, nous ne pouvons qu’être plongés dans la sidération, dans des “situations optiques et sonores pures“ (telles que celles qui caractérisaient, pour Deleuze, la position des héroïnes de Rossellini.)
Il est évident que cela ne suffit pas, la sidération suffit encore moins que la critique des clichés; il ny a pas de création, pas d’invention de nouveaux modes d’existence face à la seule réalité crue des modes d’existence pour le marché et leur bassesse. Seule une croyance convertie en confiance en ce monde-ci, malgré tout, permet de dépasser la critique comme l’état de sidération, raison pour laquelle Deleuze écrit dans Cinéma 2 : “Nous avons besoin d’une éthique ou d’une foi, ce qui fait rire les idiots. Ce n’est pas un besoin de croire à autre chose, mais un besoin de croire à ce monde-ci, dont les idiots font partie.“ »

Extrait de Revenir d’entre les morts – Deleuze et la croyance en ce monde au cinéma et dans les séries d’Aline Wiame, Éditions Les presses du réel, novembre 2024.

A tale as a tool, de Sandrine Teixido et Aurélien Gamboni, enquête au long court à partir de la nouvelle d’Edgar Allan Poe Une descente dans le maelström (1841), depuis 2011.

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Donna Haraway, philosophe et professeure émérite de sciences humaines, dans le film Camille & Ulysse de Diana Toucedo, 2021.
LE PROBLÈME DU CHAMEAU

« Le problème du chameau permet de comprendre en quoi il est crucial de partager le construction d’un problème-solution en apparence insoluble et vertigineux.

Avant de mourir, Ali, prince du désert, décide de donner en héritage à ses trois fils son troupeau de dix-sept chameaux. Mais il assortit sa succession d’une énigme : l’aîné aura la moitié, le cadet un tiers et le benjamin un neuvième de l’héritage. Avant qu’Ali ne les quitte pour toujours, il fait promettre à ses fils de ne pas tuer d’animal et de ne se servir que de moyens pacifiques pour faire le partage.

Ali meurt et ses fils se retrouvent devant une impossible division. La lutte pour la succession semble inévitable. Les trois fils vont alors trouver un sage dans le village voisin et lui demandent conseil.
Celui-ci leur dit : “Je ne peux pas résoudre le problème. Tout ce que je peux faire, c’est vous donner mon chameau. Il est vieux, maigre, et pas très courageux, mais il vous aidera à partager votre héritage.”

Les trois frères se retrouvent alors avec 18 chameaux.
L’aîné reçoit la moitié, donc 9, le cadet un tiers, donc 6, le benjamin, un neuvième, donc 2, et le chameau qui reste, ils le rendent au vieux sage.



Le père n’a laissé à ses fils ni immenses trésors ni un simple et humble héritage; il leur a laissé une énigme. Celle-ci n’est pas de nature purement mathématique, elle les somme en outre de réfléchir à ce qu’ils peuvent faire avec ce qui leur a été laissé. Ils doivent se montrer dignes de la confiance que leur a accordée leur père en leur laissant quelque chose qu’ils devaient encore construire.

Les problèmes ne se trouvent pas au coin de la rue, déjà faits. Loin de là, ils requièrent un travail de construction à la fois prudent et imaginatif.

Pour passer de la contrainte qu’exercent sur nous la situation et sa critique, à une force active, grâce à laquelle nous puissions agir sur la réalité, il ne suffit pas de jeter un œil sur le cahier du maître car il n’existe pas de réponse prédéterminée. Le travail de construction du problème peut être comparé davantage à la peinture d’un paysage, à la mise en scène d’une pièce de théâtre ou encore à l’écriture d’une histoire : à des pratiques qui en posant des éléments, les inscrivent dans des relations d’inclusion ou d’exclusion, d’influence ou de causalité, et composent ainsi des espaces nouvellement disposés pour l’agir. »

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JEU DE FICELLES

« Com-menter, si cela signifie penser-avec, c’est-à-dire devenir-avec, est en soi-même une manière de relayer. Mais le fait de savoir que ce que vous prenez a été tendu entraîne une façon particulière de penser “entre”. Cela n’exige pas de la fidélité, et encore moins de l’allégeance, plutôt un type particulier de loyauté, en réponse à la confiance de la main tendue. Même si cette confiance n’est pas confiance en “vous” mais en une “incertitude créative”, même si les conséquences et la signification de ce qui a été fait, pensé ou écrit, ne vous appartiennent pas plus qu’elles n’appartiennent à celle dont vous prenez le relais, d’une façon ou d’une autre le relais est maintenant entre vos mains, accompagné de l’exigence de ne pas poursuivre avec une “confiance mécanique”.

Dans le jeu de ficelles, au moins deux paires de mains sont nécessaires, et, à chaque étape, l’une sera “passive”, offrant le résultat de son opération précédente, un enchevêtrement de ficelles, afin que l’autre à son tour opère, pour redevenir à nouveau active à l’étape suivante, lorsque lui sera présenté un nouvel enchevêtrement. Mais on peut dire aussi que chaque fois la paire de mains “passives” est celle qui tient ou est tenue par l’enchevêtrement, pour le “laisser aller” lorsque l’autre prend le relais.

Il y a là ce que j’appelle “cultiver la respon(h)abilité”, dans la passion et dans l’action, par l’entremise de l’attachement et du détachement. Il y a là, aussi, le savoir et le faire ensemble. Il y a là, enfin, toute une écologie des pratiques. La figure est entre nos mains, qu’on l’ait voulu ou non. Penser, nous devons : ainsi faut-il répondre à la confiance de la main tendue. »

Isabelle Stengers, «Relaying a War Machine?», citée dans Donna J. Haraway, extrait de Vivre avec le trouble, traduit par Vivien García, Les Éditions des mondes à faire, 2020.





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Aquaculture Cradle, Creathal Dualchas Uisgeach, Illustration by Isabel Mc Leish 2021 – inspired by the Multispecies Cat’s Cradle by Nasser Mufti, Staying with The Trouble, Donna Haraway, 2016.

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RÉACTIVER LE SENS COMMUN

« Goûter est partie intégrante de l’aventure de la vie, des rencontres qui signalent que nous sommes non “dans le monde”, mais “du monde”, un monde où il s’agit de discerner entre ce qui nous nourrit, ce qui nous empoisonne, ce qui nous guérit (et où ce “nous”, si l’on suit les biologistes, inclut une multitude bactérienne pour qui où nous nous trouvons est sans doute indifférent, mais pas ce que nous mangeons).



Il n’est pas inutile de rappeler que le toucher est un sens tactile, et que pour toucher il faut oser accepter d’être touché. Ceci pourrait nous rappeler que le Sapere Aude d’Horace, devenu avec Kant la fière devise de la pensée des Lumières, pourrait se traduire par “Ose goûter” plutôt que par “Ose user de ta raison”. Horace avait d’ailleurs écrit Sapere Aude. Incipe - Commence. Ce que, bien sûr, Kant a omis. Or, cela pourrait signifier que l’exhortation porte sur la nécessité, si l’on veut apprendre à discerner, de prendre le risque de se laisser affecter. Ose goûter la manière dont la situation qui t’est proposée t’affecte, sur quel mode elle te fait sentir et penser, pourrait alors devenir une devise honorable pour la pensée critique, qui ne renvoie pas à l’obscurité les croyances et les superstitions. »


Isabelle Stengers, Fabriquer de l’espoir au bord du gouffre, documentaire réalisé par Fabrizio Terranova, produit par Wrong Men, 2023.


IL N’Y A PAS DE MONDE COMMUN

« Il n’y a pas de monde commun. Il n’y en a jamais eu. Le pluralisme est avec nous pour toujours. Pluralisme des cultures, oui, des idéologies, des opinions, des sentiments, des religions, des passions, mais pluralisme des natures aussi, des relations avec les mondes vivants, matériels et aussi avec les mondes spirituels. Aucun accord possible sur ce qui compose le monde, sur les êtres qui l’habitent, qui l’ont habité, qui doivent l’habiter. Les désaccords ne sont pas superficiels, passagers, dus à de simples erreurs de pédagogie ou de communication, mais fondamentaux. Ils mordent sur les cultures et sur les natures, sur les métaphysiques pratiques, vécues, vivantes, actives. Inutile par conséquent de dire : “Nous différons peut-être superficiellement par nos opinions, nos idées, nos passions, mais au fond, nous sommes tous semblables, notre nature est la même et si nous acceptons de mettre de côté tout ce qui nous sépare, alors nous allons partager le même monde, habiter la même universelle demeure”. Non, si nous mettons de côté ce qui nous sépare, il n’y a rien qui nous reste à mettre en commun. Le pluralisme mord trop profondément. L’univers est un plurivers (James). »

Début du Manifeste compositionniste de Bruno Latour qui accompagne le lancement de l’École des Arts Politiques à Sciences Po Paris (SPEAP) en automne 2010. Première édition dans Puissances de l’enquête. L’école des arts politiques de Frédérique Aït-Touati, Jean-Michel Frodon, Bruno Latour et Donato Ricci. Editions Les Liens qui Libèrent, 2022. Republié dans Comment atterrir ? Une boussole pour le monde qui vient aux Liens qui libèrent en 2025.

Schéma du cercle politique de Bruno Latour, tracé dans le cadre des journées de corecherche “Où atterrir ?” à partir de Et si l’on parlait un peu politique ?, Revue Politix, 2002 ; Enquête sur les modes d’existence, Editions La Découverte, 2012 ; Les nouveaux cahiers de doléances, Revue Esprit, 2019.


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